Twitter et la photo de rue

Vous aimez ou détestez particulièrement la photographie de rue ? Vous êtes sur Twitter ? Vous avez sûrement déjà vu passer d’épiques batailles, dignes de Braveheart, dans des débats à n’en plus finir sur la photo de rue, communément appelée Street Photography chez les anglophones.

Le schéma est absolument toujours le même, que l’on soit en hiver et qu’il neige un blizzard arctique ou que le soleil réchauffe votre nuque à la terrasse où vous buvez paisiblement une menthe à l’eau glacée : une ou un photographe publie une ou plusieurs photographies de gens, dans une rue, et attire dans ses commentaires une somme de réactions parfois démesurée et démesurées, qui rappellent les sessions de pêche à la grenade. Je n’ai jamais pêché la moindre sardine, c’est une image bien sûr, de toutes façons je n’ai ni grenades ni lac pour les lancer dedans. Je vais faire le tour de ce qui cause ces débats, et vous allez comprendre pourquoi vous vous attirez les foudres de certaines et certains qui argumentent par le droit, la violence ou l’éthique; les autres : vous allez comprendre pourquoi des photographes font ça.

La photographie de rue

Je vais (ré)expliquer rapidement ce qu’est la photographie de rue, parce que tout le monde ne le sait pas et cette lacune est une des raisons des batailles rangées sur Twitter.

Qu’est-ce que la photographie de rue ?

Commençons par le début, ce qui fait tant réagir ça n’est pas la photographie de couchers de soleil, de portraits en petites tenues ou de Time-Square à la Cinestill (note aux non-photographes : c’est une pellicule qui sert principalement à photographier les rues de New-York la nuit avec des silhouettes qui traversent au loin) non, toutes ces photographies passent vraiment inaperçues quoiqu’elles aient toutes leurs réseaux de prédilection leur apportant un maximum de likes. Ce qui fait réagir, c’est la street photography.

La street photography, ou photo de rue donc, ça n’est pas la photo de la rue elle-même – pour ça il existe Google Maps – mais la photo de ce qu’il s’y passe : des gens, des ambiances, de tout ce qui fait que l’espace public urbain soit vivant ou non. En règle générale, elle est prise sur le vif, et non pas posée, c’est une question de spontanéité et c’est important pour la suite.

© Raymond Depardon, Glasgow.

Voici une photo de rue de Raymond Depardon, prise en 1980 à Glasgow. Elle fait partie d’un ouvrage qui documente la ville au début des années 80.

Ceci étant, la photographie de rue regroupe aussi l’ensemble des photographies prises dans des lieux publics, et non pas que dans la rue.

© Berenice Abbott, Grand Central Terminal, 1941

Ici une photographie prise par Berenice Abbott dans la gare centrale de New-York, qui est donc un bâtiment et non pas une rue. Mais c’est aussi de la photographie de rue.

Pourquoi faire de la photographie de rue ?

Il y a deux raisons somme toute très basiques expliquant l’engouement de quelques photographes pour la photographie de rue :

  • cela permet de documenter son époque : vous vous souvenez du chemin que vous preniez pour aller à l’école maternelle ? Des tenues des gens, des voitures et des commerces ? Probablement pas très bien. Cela ne vous ferait pas plaisir d’avoir votre trajet en photo ? (note aux photographes : c’est un de mes projets actuel d’ailleurs). La photographie de rue est une mémoire de l’époque du photographe.
Rebecca Lepkoff documentait le Lower East Side dans les années 1940
  • cela permet au photographe de mettre en exergue son humour, sa sensibilité ou toute autre chose en utilisant la rue comme vecteur de création. C’est comme une palette pour un peintre : il pioche et assemble les éléments qui viennent à lui et déclenche au bon moment.
Mélanie Einzig allie ici à merveille sensibilité et surprise

Cela existe depuis longtemps, et c’est toujours appréciable de voir des photographies d’avant. Mais si plus personne n’en fait maintenant, que montrera-t-on des années actuelles dans 30, 40 ou 50 ans ? Des selfies ? Ca vous intéresserait vraiment de n’avoir des années 30 à 70 que des selfies ? Des couchers de soleil ? Peut-on différencier un coucher de soleil sur une plage vide de 2478 avant JC qu’un coucher de soleil sur une plage vide en 3642 ? Non. Aucun intérêt.

Peut-on légalement prendre des photographies de gens dans la rue ?

Si vous savez qu’IL N’EST PAS ILLEGAL DE PHOTOGRAPHIER LES GENS DANS LA RUE passez au chapitre suivant.

Si vous êtes sûr que c’est illégal de prendre les gens en photo dans la rue, je ne vais pas répéter ce qu’énormément d’articles et de vidéos ont déjà expliqué, avec sources à l’appui. Avant de passer au chapitre suivant, lisez ou regardez :

Cet article de Thomas Hammoudi

Cet article des Numériques

Cet article de Génaro Bardy
Si vous avez la flemme de lire, il y a cette vidéo de Paul Napo :

Il y a cette vidéo de Thomas Hammoudi :

Il y a cette vidéo de Som Picture :

Cette vidéo d’Apprendre La Photo :

Voilà, si vous êtes encore sûr que c’est illégal, mettez en commentaire un lien sourcé et fiable le prouvant, merci d’avance.

Les réactions sur Twitter

Si vous êtes ici parce que vous détestez la photographie de rue, ce chapitre vous est destiné maintenant que vous savez que cette pratique n’a pas de but méchant (à part certains photographes qui prennent sous les jupes des femmes, merci à eux d’arrêter et d’éviter de tous nous faire passer pour des pervers) et qu’elle n’est actuellement en France pas illégale. Plusieurs réactions récurrentes sont possibles, et ce sont a peu près toujours les mêmes :

« On a pas le droit de photographier les gens dans la rue »

Maintenant vous savez que si.

« Si on me prend en photo je tape le photographe ou je casse son appareil »

C’est typiquement une réponse viriliste pas très maline, puisque les deux options sont illégales. Il y a beaucoup de variantes : lui casser les dents, lui faire avaler l’appareil photo, lui enfoncer jusqu’à la gorge et à peu près tout ce que l’on peut retrouver dans un film de Steven Seagal.

Voici les peines prévues par le Code Pénal en cas d’agression.

Si vous avez vraiment été pris en photo, c’est encore pire, puisque votre victime aura votre tête, et je ne pense pas que ça joue beaucoup en votre faveur.

« C’est pas illégal, mais c’est pas éthique »

Voici l’argument qui m’intéresse le plus, le seul qui n’est pas soit démontable en trois clics sur légifrance, soit répréhensible. La question de l’éthique revient souvent, mais qu’est-ce qui serait ou ne serait pas éthique dans une photographie ?
Vu les premières shitstorm sur la photographie de rue, je pensais que c’était de photographier des personnes reconnaissables qui posait problème, mais la dernière a été lancée suite à une vidéo dans laquelle les eux personnes photographiées étaient de dos, et là j’ai moins compris : qui cela gêne-t-il d’être photographié de dos ? Cela porte une atteinte à quoi ?


Concernant les images où l’on voit les visages des gens, j’ai souvent lu qu’on ne sait pas ce que fera le photographe de l’image, mais que peut-il en faire ? Au pire du pire, il la publie dans un livre, et on vous voit. On ne voit pas votre nom, ni votre adresse, on voit votre tête. Et alors ? Vous existez, et vous êtes dans la rue, et il y a des colorants sur de l’arbre aplati qui représentent votre tête à un moment donné, parce qu’elle a reçu des sortes de particules de lumière qui sont entrées sur une bande chimique ou des pixels. C’est grave d’être représenté sur du papier ? Ou par des pixels ?


Je lis souvent qu’il faudrait demander l’autorisation avant, pourquoi pas dans l’absolu mais ça devient une photo posée, et plus vraiment une photo de rue prise sur le vif.

Helen Levitt. Vous pensez qu’elle a demandé à tout le monde ?

Les photographes sont peu nombreux et il y a peu de chances que vous soyez un jour dans un livre, si l’éthique des gens vous pose question, mettez cela en perspective : est-ce que ceux qui roulent en SUV et polluent les villes pour leur « confort de conduite » aux dépends des autres ont un comportement éthique ? Et ceux qui prennent des jets privés sont-ils éthiques ? Dans ces deux cas ils n’apportent rien culturellement ou historiquement et profitent en polluant l’air des gens. Vous pouvez peut-être relativiser les priorités en la matière.

Et voyons quelques difficultés à appliquer certaines « formes d’éthique » avec des arguments régulièrement exprimés.

Lille, 2018

Vous avez ci-dessus une photographie de rue, elle n’est absolument pas incroyable j’en suis le premier conscient mais là n’est pas le sujet : il y a une personne en premier plan, qui n’est pas reconnaissable. Je la prends en photo sans lui avoir préalablement demandé son autorisation. Est-ce OK puisqu’on ne la reconnaît pas ? Elle ne sait pas qu’on ne la reconnaitra pas, alors que faire, demander ? Ne pas demander ?

Corée, 2019

Ici une photographie de salarymen coréens. Ils sont reconnaissables mais je ne leur ai pas demandé la permission. Je serais bien incapable de le faire vu que je ne parle pas leur langue, donc je m’interdits de prendre des photographies de gens dans un pays où je ne parle pas la langue ? D’ailleurs je ne les ai pas dérangés, mais aller leur parler, prendre de leur temps en m’imposant à eux n’est-il pas aussi un manque d’éthique ?

Lille, 2021

Et ici ? Il y a des centaines de personnes reconnaissables, le temps que je demande l’autorisation à la moitié, l’autre moitié est partie. Comment être éthique en prenant une photographie dans l’espace public ?

Enfin, regardez vos propres photos, sur vos téléphones : il y en a bien quelques unes où l’on voit des inconnus devant un monument, derrière une ou un ami que vous prenez en photo; peut-être en avez vous partagées quelques-unes sur Instagram ou autre. Et les gens qui sont dessus, vous leur avez demandé ? Ils sont d’accord pour être sur vos photos ?

J’ai aussi lu que certains photographes prennent surtout les gens de dos, soit. Mais les gens n’ont pas que des dos, surtout que s’ils n’avaient que des dos, c’est à ça qu’on les reconnaîtrait. Ils auraient un dos devant et un dos derrière, c’est pas la réalité du monde que de ne voir que des dos partout. Pour que les photographes de dos existent, il faut bien que d’autres prennent le dos de ces dos, qui reflètent un peu plus l’humain via le visage – souvent plus expressif qu’une capuche.

Voilà toute la difficulté, à mon sens, de mettre des limites éthiques formelles qui s’ajoutent aux limites légales.

Comment réagir face à un·e photographe de rue ?

Dans la rue

Si vous voyez quelqu’un qui vous prend en photo pas discrètement, soyez déjà rassuré, c’est a priori pas un tordu qui essaye en scred de vous filmer. Si la ou le photographe le fait sans se cacher, c’est qu’il ou elle ne pense a priori pas à mal.
Vous pouvez très bien aller voir la personne, demander à voir la photographie, demander à ce qu’il ou elle ne la publie pas, demander une copie ou demander un portrait.
Vous pouvez aussi demander à ce que le photographe efface la photographie, mais il n’a aucune obligation de le faire. C’est son appareil photo et sa carte mémoire, pas la votre, et tant qu’il ne publie pas sans votre consentement il ne fait rien d’illégal à garder des données binaires permettant a posteriori de recomposer des pixels vous représentant.
Sachez d’ailleurs qu’il y a énormément de loupés en photographie de rue, et que si jamais quelqu’un vous prenait en photo, il doit y avoir moins d’une chance sur des dizaines de milliers pour qu’elle termine un jour dans un livre lu par plus de cinquante personnes. Beaucoup de photos, peu d’éditeurs, très peu de livres.
Si je me base sur mes photos, je dois en avoir des dizaines de milliers, et mes dix photos les plus « célèbres » doivent avoir été aperçues par 500 personnes tout au plus.

Sur Twitter

Déjà, évitez de réagir à chaud avec comme seul argument « c’est illégal » ou « je tape le photographe », ça vous évitera de passer pour quelqu’un qui ne maîtrise pas son sujet, ou au pire pour bagarreur pas très futé.

Si vous ne trouvez pas la photographie de rue « éthique », posez les questions au photographe, et essayez de trouver dans quel cadre la photographie de rue serait éthique et quelles seraient les limites, pour vous, à cette pratique. C’est toujours intéressant d’entendre des propos argumentés surtout de non-photographes, mais rien n’est plus inintéressant que des tonnes de messages sans aucune réflexion et sans aucun argument comme le réseau sait bien les mettre en avant. Tout autant que la pratique soit légale, je comprends que l’on ne veuille pas être l’objet temporaire visuel d’un inconnu, il est plus facile de cadrer ce qui est ou n’est pas éthique du point de vue du photographe que de celui de la personne photographiée; mais je n’ai aucune solution miracle, et je suis toujours preneur de ressentis particuliers des personnes émettant cet argument de l’éthique tant je suis incapable de définir quelles seraient les limites à apporter qui satisfassent tout le monde.

Conclusion

C’est un court billet, mais j’ai tellement lu de commentaires infondés sur Twitter qu’il fallait que je mette ça à plat, au moins pour moi, même si je doute que tous ceux qui disent « tu m’prends en photo ton appareil je te le fais avaler » aient assez de temps à consacrer à lire ces quelques lignes. Continuez à faire des photos, les kébabs d’aujourd’hui sont les calèches d’hier.

3 commentaires

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Les dernières modifications du code pénales datent de 2021. Elles vont sans plus aucune ambigüité dans le sens de l’ artiste. De quoi faire taire définitivement les pisse-froids, auxquels vous pouvez faire lire ce texte, joliment plastifié à leur usage. De quoi couper court à toute conversation.
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LOI n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création
Article 1
La création artistique est libre.

Article 2
I. – La diffusion de la création artistique est libre. Elle s’exerce dans le respect des principes encadrant la liberté d’expression et conformément à la première partie du code de la propriété intellectuelle.

II. – A modifié les dispositions suivantes :
– Code pénal
Art. 431-1
Version en vigueur depuis le 26 août 2021
Modifié par LOI n°2021-1109 du 24 août 2021 – art. 10
Le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression, du travail, d’association, de réunion ou de manifestation ou d’entraver le déroulement des débats d’une assemblée parlementaire ou d’un organe délibérant d’une collectivité territoriale est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

Le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté de création artistique ou de la liberté de la diffusion de la création artistique est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

Le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la fonction d’enseignant est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

Le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations au sens du présent code, l’exercice d’une des libertés visées aux alinéas précédents est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

De rien, il fait toujours bon de signaler les évolutions juridiques qui vont dans le sens de la liberté d’ expression artistique. Les mal lunés, les râleurs et autres censeurs du café du commerce vont devoir changer de registre, et/ou, se taire.

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