Proto de mue

Cet article a été commencé il y a longtemps et terminé il y a plus d'un an. Je le partage pour nourrir vos réflexions mais je ne pense pas être vraiment d'accord avec ce que j'y ai écrit. Rien n'est impermanent. 

Création et interprétation

Vous avez déjà assisté à un concert dans un bar ? Il y a deux types de groupes qui jouent : les groupes qui composent et les groupes qui reprennent; et chez ces derniers, plus l’endroit est touristique moins les interprétations diffèrent des chansons originales, c’est pas une étude scientifique mais un constat totalement subjectif : le but est de plaire à tout le monde. On atteint parfois le niveau de diversité artistique de la playlist RTL2, avec un répertoire pop-rock limité aux plus grand tube des 15 groupes ayant le plus vendu d’albums : un Sunday Bloody Sunday, un Wonderwall, une reprise de la reprise d’Hallelujah de Léonard Cohen et un Creep pour conclure une playlist pleurnicharde détestable. Oui, ce même morceau pour lequel Radiohead après avoir perdu un procès pour plagiat contre The Hollies – leur morceau ressemblait trop à The Air That I Breathe – a lui même été plagié par Lana Del Rey avec Get Free. C’est dire si parfois il est compliqué de se différencier quand on réutilise des suites d’accords déjà trop utilisées.

J’ai souvent ressenti une jalousie méprisante à l’égard de ces groupes, qui ont un succès certain le temps d’une soirée alors qu’ils ne font pas mieux qu’une photocopieuse couleur imprime un Van-Gogh. Ils font ce qui leur plaît ou leur permet d’arrondir les fins de mois, c’est très bien pour eux, mais c’est pas intéressant du tout, c’est au 4ème art ce que sont le 83ème Marvel est au septième, du divertissement. D’ailleurs, gros amateur de rock que j’étais, j’aime beaucoup moins depuis que je me suis rendu compte qu’un énorme tas d’artistes s’emprisonne dans des schémas récurrents et n’arrivent pas à en sortir. 40 ans qu’on entend les mêmes structures musicales, dans le même ordre, avec les mêmes suites d’accords dans le même ordre. Evidemment il existe des centaines de variantes d’accords, et un nombre de rythmes impressionnant, mais on aime proposer du simple : avec Do Sol La mineur et Fa vous pourrez jouer Aïcha de Khaled, Cendrillon de Téléphone, With or Without You de U2, So Lonely de Police, No Woman No Cry de Bob Marley, Femme Libérée de Cookie Dingler, The Passenger d’Iggy Pop, Can You Feel the Love Tonight d’Elton John, Let it Be des Beatles, Take on Me de A-Ha, Africa de Toto, Self Esteem d’Offspring, Baby Girl d’Aqua ou encore Poker Face de Lady Gaga. Et des centaines d’autres.
Mais ne croyez pas que le blues y échappe, c’est structurellement pire : un schéma presque éternellement recopié. Et j’aime le blues, mais c’est toujours un peu la même chose quand on écoute les classiques – et c’est sans doute pour cela qu’ils sont des classiques : ils expriment l’essence de cette musique.

Et comme on parle de photo et non de musique ici, je vais vous raconter ce que j’ai mis quelque temps à synthétiser et qui ressemble à cette critique sur la pauvreté musicale, mais dans la photographie. Et je ne vais pas vous dire que la macro c’est de la grosse merde, que l’Urbex c’est suranné, vous l’avez sans doute remarqué vous-même, je vais aller vers la photographie de rue, celle que j’aime bien, que j’aimais bien, que je ne comprends plus, ou en laquelle je doute.

Désacraliser la street-photography

La street photography, ou photo de rue en français, souffre d’avoir une multitude d’interprétations, je vais donc faire simple : j’entends par là la photographie prise dans l’espace public à des fins artistiques. Peut-être aurez-vous des nuances à ajouter mais ça n’est pas du tout le sujet ici. Je vais essayer de ne pas parler des poncifs éculés, la silhouette de parapluie sous un Londres pluvieux ou la station service tellement vintage à la Portra 160, ce n’est ni le sujet ni une critique du choix de celui-ci, chacun est libre de prendre ce qu’il lui plaît et tant pis pour moi si j’en vois toutes les 2 minutes sur internet, j’ai qu’à éteindre l’ordinateur.

Pensant à la photo de rue, on a souvent des images dont la force des cadrages, la composition et l’équilibre imposent un respect certain pour l’artiste les ayant prises. Mais pourquoi ? Pourquoi tel élément, puisqu’il fonctionne bien avec un autre – renvoi de couleur, de forme, correspondance logique, sémantique par exemple est il nécessairement plus apprécié en photographie de rue qu’en photographie de mode ? Alors que dans cette discipline tout est maîtrisé, de la couleur de la robe du modèle à celle de la voiture en arrière plan.

La différence fondamentale est que la photographie de rue est imposée à l’artiste, qui découpe la scène et l’arrête pour la rendre sienne, tandis que le photographe de mode impose sa scène de par sa photographie. J’enfonce une porte ouverte me direz-vous, mais fondamentalement, pourquoi considère-t-on qu’une photo de rue est « bonne » ?

Prenons par exemple cette photographie prise à La Havane de Nikos Economopoulos, membre de Magnum, qu’en dire ?

Cuba, Havana 2014 ©Nikos Economopoulos-Magnum

Il y a de l’ombre et de la lumière, la composition est grosso modo une division en deux de l’image : le haut est lumineux et coloré, le bas est sombre et on y distingue des silhouettes, qui se détachent dans la partie claire. Seul un des quatre hommes est dans la lumière, il donne l’impression de tirer un carré d’ombre ou de jouer à la pétanque et les trois autres le regardent peut-être. On en a le sentiment, mais c’est tout aussi possible que cela soit faux. Peu importe ce qu’il fait vraiment d’ailleurs.

Cette photographie a des arguments pour être appréciée, tant dans les couleurs lumineuses qui répondent à l’imagerie collective Cubaine, que par la composition, mais ne pourrait-elle pas être mieux ?

L’ombre est un détail, mais sans ombre ça serait mieux, et le troisième homme dont la main passe légèrement devant le pied de celui à la lumière, c’est une imperfection liée aux contraintes de la photo de rue, évidemment, mais sans ces imperfections, l’image serait « un peu mieux ».

Si le photographe avait choisi de la faire en studio, nous aurions probablement la même sans les imperfections, mais la sachant préparée et mise en scène, l’apprécieriez-vous tout autant ?

Jonathan Higbee est un photographe américain dont le terrain de jeu est la ville de New-York, lui aime beaucoup jouer sur les coïncidences, les hasards et en profiter avec des cadrages malins.

Ici encore, une photographie posée aurait pu permettre de travailler sur les couleurs complémentaires, d’ajouter un élément, de bien placer le « NY » sur sac, et sans doute pas mal d’autres détails. L’auriez vous appréciée plus si elle était « mieux » et posée, ou celle-ci, prise sur le vif, vous suffit-elle ?

Si la photographie de rue a une certaine noblesse, c’est parce qu’il y a une recherche dans l’environnement urbain, une patience pour trouver la bonne scène, la coïncidence qui fonctionnera, les couleurs qui se répondent ou les ressemblance remarquables. Si elle est appréciée, c’est en regard du travail fourni par le photographe. Mais mettre en avant la qualité de l’œil de l’artiste occulte la valeur intrinsèque de l’image : des répétitions, similitudes, coïncidences, c’est très bien, mais est-ce suffisant ?

Voici une de mes photos, je l’ai déjà partagée et vous l’avez sans doute vue. J’ai déclenché parce que je trouvais ça amusant d’avoir deux hommes vêtus presque à l’identique, regardant leurs téléphones sur une plage. Mais est-ce une bonne photo, et que raconte-t-elle, pour vous ?

Probablement rien de plus que « ah ils sont habillés pareil c’est cool ». Et vous avez bien raison. Quelle chance de tomber sur deux salarymen habillés en salarymen dans une ville remplie de salarymen.

Le souvenir qui y est associé est celui d’un typhon à l’approche, de vents très forts sur la plage de Haeundae et ces deux types étaient là pour voir l’état de la mer, probablement pendant leur pause. C’est une bonne photo souvenir, mais ça n’est pas une photographie de rue très intéressante. Si j’avais fait poser des gens, j’aurais probablement mis un troisième homme, afin de créer une file, et vous l’auriez sans doute trouvée meilleure.

Voici la même photographie avec plein de gens, ajoutés par l’IA Dall-E, n’est-elle pas « meilleure » que la photo originale ?

Si la photo de rue est appréciée, c’est parce qu’il y a un « contrat » entre l’auteur et le spectateur : « cette photo a été prise sur le vif ».

Le contrat

Cherchant des références, je suis tombé sur quelques articles traitant de la photo de rue mise en scène; Eric Kim dans cet article – avant de devenir une sorte de vidéaste de musculation hyperproductif et inaudible – parle de l’intégrité du photographe de rue et voici un extrait assez parlant, traduit au mieux ici :

« Imaginons la photographie d’un enfant solitaire – l’air un peu perdu et esseulé, avec un arrière-plan dramatique intéressant. Si cette photographie m’est présentée comme étant réelle, mon esprit va vagabonder. Je vais me demander pourquoi l’enfant est là, éprouver de l’empathie […] si maintenant je sais que l’enfant est un proche du photographe, je ne ressentirais plus cela. Je me dirais juste que c’est une jolie image. »

Dans cet autre article de Dan Ginn chez The Phoblographer le photographe Nick Turpin est cité : When I’m asked about staged Street Photography I laugh because there really is no such thing. When you interact with the scene you are observing, it becomes something else altogether. If I staged my Street Photography, my projects would be shot in a day not a year…but they would be meaningless to me. In photography in general staging is a common practice but I can only achieve the meaning and significance I’m looking for in my own photography if the picture is shot candidly. The power of a good street photograph comes from that moment you see it and you think ‘that’s amazing!’ A staged moment can never have that power of authenticity.« 

En français : « Lorsque l’on me pose la question de la photographie de rue posée, je ris parce que c’est pas grand chose. Quand vous interagissez avec la scène que vous observez, cela devient autre chose. Si je mettais en scène ma photo de rue, mes projets se feraient en une journée, par en un an… mais ils n’auraient aucun sens à mes yeux. Dans la photographie en général la mise en scène est courante mais je ne peux me satisfaire dans ma propre photographie que si elle a été prise sur le vif. La force d’un bon photographe de rue vient du moment où il voir et se dit « c’est incroyable ». Un moment posé ne peut pas avoir cette force d’authenticité. »

Et n’en soyez pas surpris, je ne suis d’accord ni avec Eric Kim ni avec Nick Turpin. L’image est à mon sens la finalité, et je les mettrais bien au défi de choisir dans un lot de photos lesquelles les touchent le plus, en prenant soin de ne leur présenter que des photos mises en scène.
Leurs arguments ne tiennent que parce qu’ils veulent savoir comment ont été faites ces photographies, ou parce qu’ils ne voudraient pas les savoir mises en scène, mais les images en elles-mêmes seraient strictement identiques dans les deux cas; dans leurs démarches aussi, ils seraient les seuls, en excluant les personnes photographiées, à savoir que la photo est mise en scène, cela ne changerait rien pour le spectateur. Un pixel jaune reste un pixel jaune, le spectateur n’est là que pour en voir une multitude qui forment une scène, identique qu’elle soit tirée du réel ou mise en scène.

La finalité

Je ne vous l’avais pas dit mais l’image des deux types sur la plage coréenne est posée, c’est une mise en scène : je leur ai demandé de regarder leur téléphones et de se placer de côté. D’ailleurs on voit bien qu’ils ont piétiné. Trouvez-vous maintenant ma photo moins bien ? Aurais-je dû effacer les traces ? Attendre qu’un troisième salaryman s’approche ?

La finalité du photographe, c’est de passer un message; perdre des heures dans la rue à chercher quand l’imagination et quelques mises en scène peuvent faire plus vite et mieux le travail, et coller plus précisément au message du photographe tant dans le fond que dans la forme pourrait être une alternative crédible, sans ce fameux « contrat » jaugeant la qualité d’une photographie à l’aune de la méthode employée pour l’obtenir.

Voir les photographies autrement

Pour beaucoup de photographes de ma génération et plus jeunes, c’est sur internet que nous voyons le plus d’images. Aucune étude sérieuse à ce sujet que je ne puisse vous citer, mais même en ayant un goût certain pour les livres et les expositions, il y a une telle masse circulant sur les réseaux sociaux qu’à moins de ne jamais y aller, on ne peut pas échapper aux torrents de photographies dont les algorithmes nous inondent. Je ne vais rien vous apprendre en vous disant que plus vous êtes dans une bulle, plus cette bulle est renforcée, et que ça tend à lisser les photographies à la mode : vous le savez sûrement je suis le premier à me demander pourquoi les stations service et les portraits de gens qui flottent dans l’eau sont si prisés, mais il y a autre chose d’autrement plus pernicieux : c’est la retouche des images.

En voyant récemment quelques photographies publiées par un photographe célèbre sur Instagram, et dont je tairais le nom car je ne veux pas spécialement l’emmerder, je me suis demandé ce que donneraient ses photos sans retouche. Pourquoi ? Parce que je les trouvais affreusement banales et instagrammables, et j’ai voulu voir si, avant retouche, je les aurais gardées.

J’ai donc importé tout ça dans lightroom, opéré une balance des blancs automatique, et j’ai pour certaines images inversé l’effet teal & orange qui dominait. On pourrait appeler ça le reverseretouching, copyright moi-même pour cette idée de génie. Et quel constat ! Une fadeur triste quand bien même ce sont des photographies posées qu’il est techniquement facile de reproduire. Ce qui est aussi prédominant avec l’argentique où certaines et certains s’extasient plus du rendu de la forme que du fond. Ils en sont libres, tout comme moi d’en faire la critique; surtout quand le tout est numérisé puis compressé par Twitter avant d’être affiché sur un écran de 14cm de diagonale.

Cela dit, il en est exactement au stade où la photographie rejoint le cinéma : mise en scène magnifiée par une retouche spécifique, et finalement liberté totale de création, non bridée par une scène de rue qui arrivera ou n’arrive pas et qui s’imposera à l’artiste. Ici l’artiste impose sa scène, et c’est bien plus large que d’attendre qu’une dame en bleu passe devant une poubelle bleue.

Mais peut-on résumer la photographie de rue à une simple esthétique derrière une non-mise en scène ?

La volonté de l’artiste

Ne pas mettre en scène, c’est tout d’abord montrer le réel me direz-vous, mais le choix subjectif du cadrage par le photographe vient contrarier cette affirmation : il ne montre que ce qu’il veut et peut montrer.

C’est donc plus qu’un simple contrat entre le photographe de rue et le spectateur, ça n’est pas uniquement lié à l’esthétique ou à une approche de la vérité, mais à quelle partie du réel le photographe choisit de consacrer son image. Et aussi à quelle partie de lui-même il met dedans.

Et la photographie ne se limite pas à prendre une seule image, il y a l’approche du sujet, qui peut être une ville, un quartier, une atmosphère, mais qu’empêche vraiment la mise en scène ? Pas grand chose. Intrinsèquement la valeur de chaque pixel de l’image reste le même si je refais le Baiser de l’Hôtel de Ville avec des acteurs, enfin d’autres acteurs. Ou alors il faudra photoshopper beaucoup.

Et il y a l’exemple désormais trop connu pour que j’en rajoute une couche de Jonas Bendiksen, son travail a été apprécié avant que la supercherie volontaire ne soit dévoilée; une fois celle-ci tombée, certains ont été choqués. Mais choqués par quoi ? Choqués parce que le travail était crédible, réaliste, tout au moins possible; et pourtant ils l’ont aimé, avant de comprendre que le contrat était caduque.

Photographier pour soi

Une des réponses qui m’est apparue après ces réflexions plus ou moins défaitistes, c’est qu’il faut jouer pour soi. Les groupes de covers rock sont là pour faire plaisir au public, comme les photographes qui copient les photographes qui copient les photographes qui ont du succès sur les réseaux sociaux. En photographiant pour soi, on s’en fout pas mal de ce que les autres pourraient penser s’ils voyaient nos photos puisqu’ils ne les voient pas. Loin de moi l’idée de ne plus partager aucun travail, mais le partager avec détachement, plus tard, sans ambition autre que de partager ce que l’on a fait pour soi, est une forme de remède. Pour moi. D’ailleurs les algorithmes détestent ça, et vous punissent allègrement par une invisibilité terrible, mais puisque vous êtes guéri du besoin d’être, peu importe.

Bonne soirée à vous.

2 commentaires

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Je crois, comme spectateur, qu’on reproche à la photographie de ne pas fouiller le réel correctement; de ne proposer qu’une interprétation qui ne l’épuisera jamais. On voudrait tellement qu’elle l’essore, ce réel et qu’il ne reste au fond du tube à essai que sa vérité. Le spectateur est foncièrement déçu du résultat quand il regarde une photo. Au mieux sera-t-il troublé. Et ce mieux est franchement rare, reconnaissons-le. Restera collée au fond du cerveau la désagréable sensation d’avoir été dupé. Face à une photo, je regarde un morceau de réel modelé par une subjectivité, mais mon regard de spectateur attendait avec avidité qu’on me révèle un secret, bordel! Le contrat n’est pas rempli, effectivement. Pire même, finalement je découvre que ce qui est représenté sur la photo, s’est réellement passé, se renouvelle par le regard porté à la photo, tout en n’existant plus! Une vrai supplice de Tantal. Fait chier la photo…

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