Quels liens entre la photographie et la musique ? Je ne vais pas parler dans ce billet de photographes de concerts ou encore d’autres photographes qui suivent les groupes, comme certains ont suivi les Rolling Stones ou encore ont sorti des images devenues icônes à l’image de cette photo de The Clash qui doit être la plus célèbre de l’histoire du Rock.
Je ne vais pas non plus parler de la pratique musicale, qui pourrait si l’on trifouillait un peu la rhétorique se rapprocher de celle de la photographie; non je vais plutôt vous inviter à être spectateur de votre pratique photographique, et de celle d’autres photographes en faisant un parallèle avec la musique.
N’étant pas assez érudit, ou pas assez idiot pour tirer de grosses généralités sur tous les genres de musiques et ce depuis la création de la flûte à bec, j’ai bien trop de lacunes pour ça, je vais donc plutôt mettre en parallèle la photographie avec un style qui lui est contemporain : la chanson populaire.
Voyons donc la définition donnée par l’Académie Française :
« Petite pièce de vers destinée à être chantée, généralement divisée en couplets et comportant un refrain. »
J’ai un large choix, c’est pratique. Rassurez-vous je ne vais pas vous abreuver de Francky Vincent ou de Patrick Sébastien, mais je suis intimement convaincu que mes explications fonctionneraient tout aussi bien avec ces références.
Mélodie, paroles, construction et sens
Partons du postulat que la musique populaire moderne est composée de vers, chantés ou parlés sur de la musique. Le rythme, la vitesse du morceau imposent celui des paroles, et ont une influence même sur le texte, et inversement : « Killed by Death » du groupe de hard rock Motörhead par exemple exprime une violence certaine, tant musicalement que dans la poésie de Lemmy, son chanteur, et ce jusqu’au titre qui n’est on ne peut plus évocateur; troquez les paroles pour celles de « Caravane » du chanteur français Raphaël, et tout devient curieusement bancal, et inversement.
Cet exemple n’est pas fortuit, puisque la suite d’accords est la même, et qu’il est possible de jouer l’une sur l’autre – un groupe d’amis jouaient même « Caravan by Death » en concert (ou « Caravaned by death« , je n’ai jamais su). C’est ici assez extrême, mais cela se tient logiquement et généralement un texte d’amour lent et posé ne coule pas dans un cyclone musical de guitares saturées et de doubles pédales de grosses caisses.
Donc la musique et le texte peuvent être intimement liés, et c’en est de même pour la photographie : esthétique et sens se renvoient la balle et cherchent une cohérence.
Tube, album, série
Quel lien entre Norman Greenbaum, Carl Douglas, les Dexys Midnight Runners, Baha Men ou encore les très fameux Kingsmen? Vous connaissez sans doute leurs tubes en n’ayant aucune idée qu’ils en sont les interprètes. Des « one-hit wonders »- artistes connus pour un seul titre – il y en a un paquet. Et c’est là toute la difficulté musicale : accrocher l’auditeur (et les producteurs, bien sûr) et construire un public, une audience. Et faire un tube ne fait généralement pas une carrière.
L’album, le LP (Long Play) ou format habituel des 33 tours vinyles et des CD qui les ont remplacés, n’est pas arrivé sur le marché avec la cohérence qu’on lui connaît maintenant. Pour cela, il faut attendre l’âpre concurrence transatlantique entre les Beatles et les Beach Boys : quand les premiers sortent Rubber Soul en 1965, cela déclenche une démence compositrice chez Brian Wilson : il a face à lui un album phare de l’histoire du rock, et il veut tout au moins égaler ce qui est à l’époque le chef d’œuvre de Lennon et McCartney, qui viennent de passer du statut de « gentils garçons » à celui d’artistes. Ici, il y a pour l’une des premières fois un album enregistré comme un ensemble, et non plus comme une masse de potentiels singles ou tubes.
Arrive Pet Sounds en 1966, et il transcende l’habituel mélange « Fast cars, cute girls and sunny beaches » qui avait fait la renommée des californiens, tant dans les textes – on passe ici au quasi mystique et à l’introspection – que dans la musique. Le « wall of sound » du producteur de légende Phil Spector étant pour partie responsable de cette claque sonore. Les Beach Boys eux aussi sont passés à la postérité en choisissant de livrer un album cohérent plutôt qu’un avalanche de titres en « machin beach » et en « california truc ». Balle au milieu.
McCartney et Lennon se rebiffent, et la même année envoient Revolver avec ce même entrain en studio, et si encore une fois beaucoup pensent qu’ils sont à leur sommet, il leur reste assez d’inspiration pour monter encore et sortir l’année suivante Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band.
Rubber Souls, Pet Sounds et Revolver ont donc définitivement changé la face de la musique populaire : ce sont des albums mémorables musicalement, mais ils ont surtout fait envisager aux compositeurs et musiciens de musique populaire la possibilité d’approfondir leur art, de lui donner une certaine envergure en envisageant un autre format que le « tube radio ».
Quel rapport avec la photographie me direz-vous ? Regardez ce qui vous touche le plus : une photo unique est comme un tube, elle peut rester dans la tête, elle peut avoir l’accroche facile, elle est facilement accessible; une série ou un projet photographique pose – à la manière d’un album – une ambiance, une atmosphère, et permet à son auteur d’en dire bien plus qu’en un tas d’images-tubes.
J’ai découvert il y a peu le projet Géométrie du Vide d’Antoine D’Agata, et lui trouve un rendu visuel et un témoignage parfaits, l’ensemble est bien plus fort que les images prises séparément. C’est là que je veux en venir, mettez « Love Me Do » au milieu de Sgt. Pepper, tout s’effondre; et pourtant ce sont les mêmes musiciens et compositeurs, à quatre ans d’écart.
Il ne faut pas trop s’attacher à ses images, on est en progression constante; mis à part le sentimentalisme du souvenir, je pourrais jeter toutes mes photos-tubes (bon, à mon niveau c’est tube de radio locale du fond de l’Alaska) et n’en garder qu’une demi-douzaine sans trop de mal, et encore je sais bien qu’elles seraient bientôt remplacées par d’autres. Par contre les séries j’aurais plus de mal, chacune étant une étape de ma progression. Mais je les considère encore comme des « démos », je suis loin de mon « Pet Sounds » photographique.
Interprétations, influences
Si la copie est une grande plaie de la photographie actuelle, surtout sur les réseaux sociaux, elle peut aussi l’être en musique. Mais interpréter la chanson d’un autre est loin d’être un aveu de manque de créativité, cela peut même amener à dépasser le maître et n’en garder qu’une influence positive.
Reprises et interprétations
S’il est un exercice courant en musique, c’est la reprise d’un morceau connu. Il n’y a aucun mal à ça, ça fait plaisir aux gens du bar qui écoutent le concert, ça fait plaisir aux fans dans un stade, ça permet de montrer au public son admiration pour tel groupe ou tel musicien ou de lui rendre hommage. Mais l’intérêt reste somme toute minime, quand vous écoutez Avril Lavigne chanter « Knocking on Heaven’s Doors » de Bob Dylan, elle n’apporte strictement rien au morceau, c’est d’une insipidité difficilement égalable. Je passe bien sûr tous les enregistrements en Français de chansons anglophones parfois plus mal traduites qu’avec Google Translate, pour lesquelles il y avait beaucoup d’autres raison d’être à commencer par l’argent et l’absence d’autres canaux de distribution que les disques.
Que serait la reprise photographique sinon la copie des uns sur les autres ? Cela donne les déboires des réseaux sociaux tels qu’Instagram ou 500px, où un lieu ou un sujet est immortalisé de la même manière qu’une influenceuse ou un influenceur l’a fait, et cela manque bien de personnalité.
L’interprétation est toute autre, il s’agit de donner sa propre vision d’une chanson. Ainsi, pour continuer avec Bob Dylan, Jimi Hendrix interprétant « All Along the Watchtower » a troqué le sifflant harmonica pour une guitare dont les riffs s’envolent et donnent une toute autre dimension à la chanson, tandis que The Grateful Dead préfère reprendre le premier couplet à la fin de leur version et ainsi retirer au sens des paroles leur pessimisme – il faut préciser que l’histoire chantée, en plus d’être extrêmement imagée, a la chronologie inversée, ce qui n’aide pas.
Côté photographie, si je continue avec l’immeuble iconique de New-York, deux photographes laissent dans ma mémoire des images bien différentes de celles ci-dessus. Et pourtant c’est le même sujet, la même ville, c’est la démarche qui diffère. La célèbre série « Empire State » de Joël Meyerowitz donne une première lecture bien éloignée de la carte postale; le bâtiment est omniprésent mais parfois presque invisible, c’est une trame permanente que l’auteur a décidé d’utiliser sans pour autant s’adonner à la contre-plongée ou à la skyline typique. On découvre le quartier à hauteur d’homme, les passants et les rues.
Certains me diraient que tout a été fait, tout a été vu, et bien peut être par d’autres mais pas par vous, avec votre approche et votre sensibilité. Si New-York est l’une des villes les plus photographiées du monde, il y a toujours une autre façon de la montrer. Le second photographe que je vous invite à découvrir ici est Arnaud Montagard dont j’admire réellement le travail : dans son projet « NYC Across the Windows« comme le titre l’indique toutes les vues sont faites depuis des fenêtres, comme ci-dessous toujours le même Empire State Building.
Et oui, c’est toujours possible d’avoir une vision personnelle d’un sujet photographique comme d’une chanson. Je vous invite à aller voir son site, à le suivre sur Instagram, ses photographies ne sont pas sans rappeler les œuvres de Stephen Shore et William Eggleston, tout en étant personnelles. On en arrive à la dernière partie de mon billet : l’influence.
L’influence
Plus profonde que la simple interprétation d’une chanson, il y a enfin l’influence d’un artiste sur ses pairs. Un autre album de 1966 a marqué l’histoire et servira d’exemple à mon propos : Blonde on Blonde de Bob Dylan.
S’il a lui aussi été influencé par de nombreux artistes, je vais me pencher sur l’une des références de blues et de la country américaine : Leadbelly, guitariste chanteur afro-américain né en Louisiane entre 1885 et 1888.
Pour résumer énormément son histoire, il a passé pas mal de temps en prison, il a été découvert par deux musicologues – les frères Lomax – qui ont réussi à l’en extirper et à enregistrer ses chansons, des classiques blues-folk traditionnels qui auraient probablement disparu sans leur concours. C’est à lui par exemple que l’on doit quelques morceaux que vous connaissez sûrement : la version la plus célèbre de « Where Did You Sleep Last Night » (également connu sous le titre de « Black Gal« ) que Nirvana a interprété lors de son concert Unplugged in New-York, « Midnight Special » dont la version de Creedence Clearwater Revival est si célèbre ou encore « Black Betty » repris avec punch par Ram Jam.
Notez que les chansons ne sont pas toutes de Leadbelly, il en a été surtout l'interprète et la mémoire, "Black Betty" par exemple a été enregistrée dans le pénitencier du Texas par les mêmes frères Lomax en 1933, chanté par James "Iron Head" Baker.
Leadbelly a, en enregistrant, « formalisé » une musique qui relevait jusque là de la tradition orale, et Bob Dylan a entamé sa carrière en interprétant des interprétations de morceaux folk somme toute classiques – rien n’avait bien changé entre les années 30 et le début des fifties dans ce registre.
Mais qu’a fait Dylan qui lui vaut cette notoriété ? Dans un premier temps il a politisé ses paroles : les textes s’assombrissent et prennent une toute autre ampleur, entre ironie, sous-entendus et pas mal de pessimisme.
Sur la forme Blonde on Blonde apporte un son jusqu’alors inédit : le chanteur folk s’entoure d’un groupe de rock. Ce retournement peut sembler mineur aujourd’hui, mais à l’époque il est un pied de nez à son public qui rend ses concerts pratiquement ingérables. Voyez ci-dessous ce live de 1966 où il joue « Like a Rolling Stone » et cet échange avec un spectateur qui lui crie « Judas ! » auquel il répond « I don’t believe you, you’re a liar ! » avant de se tourner vers son groupe et leur demander « Play it fuckin’ loud« .
Les plus retors d’entre vous remarqueront que la chanson figure sur l’album Highway 61 revisited, qui est son premier à sonner rock, mais il faut garder à l’esprit qu’à l’époque les albums étaient souvent joués sur scène avant de sortir dans les bacs.
C’est en faisant abstraction de tous les formalismes, de toutes les normes que Dylan a réussi à sortir Blonde on Blonde et à devenir une telle légende – et bien sûr grâce à ses textes qui sont aujourd’hui encore d’une précision implacable.
Dylan a continué sa route et c’est à l’aube des années 90 qu’un certain groupe de Seattle s’inscrit en poursuivant l’histoire de la musique populaire américaine. Avec un autre son, une autre approche, mais les mêmes influences que Dylan, Nirvana change tout mais ne change rien. Une musique pourtant très proche de celle de Leadbelly, la tension électrique née de Dylan et des paroles intimistes et rageuses hissent le groupe de Kurt Cobain au firmament. D’ailleurs ils interpréteront la fameuse « Black Gal » de Leadbelly un demi siècle plus tard.
Pour caricaturer, on part de quatre accords et une mélodie, quelques paroles, et si la recette est quasiment la même le gâteau est totalement différent.
Il en est de même en photographie, et si j’apprécie énormément l’œuvre de Martin Parr, je suis de très près ce que fait son désormais complice Ian Weldon : on sent une grosse influence du premier sur le deuxième mais il s’en détache, il marche sur ses pas et s’en écarte peu à peu créant un nouveau corpus qui lui est propre. Ci dessous quelques images de son projet « I’m not a wedding photographer » que je trouve génial – voici le lien vers son livre; dernièrement il a écumé les festivals et c’est tout aussi intéressant. La démarche ressemble, mais l’artiste fait évoluer le travail de son prédécesseur. Et on pourrait en dire la même chose avec Tatsuo Suzuki, héritier dans l’image de Moriyama.
Conclusion
L’observation que je fais pourrait être la même avec n’importe quel autre art, j’ai choisi la musique populaire pour sa cohérence temporelle et son accessibilité, d’ailleurs je vous mets une playlist avec les titres évoqués en fin d’article.
J’aurais pu aller sur une autre piste qui me démange un peu : coller une photo sur une chanson, tant certaines fonctionnent bien ensemble, mais l’exercice est périlleux et le résultat improbable; mais peut-être est-ce une idée à creuser que du représenter photographiquement des chansons, peut-être est-ce une idée à oublier. Mais certaines chansons descriptives s’y portent terriblement bien, comment ne pas penser au Nighthawk de Hopper en écoutant « Between the Bars » d’Elliott Smith, comment ne pas visualiser une imaginaire photographie de RER New-Yorkais à l’écoute de « Downtown train » de Tom Waits ? Voici la puissance évocatrice de la musique faisant face à la spontanéité de la photo.
Enfin, je veux remercier Babu pour son aide pour la partie musicale de cet article. Si vous ne le connaissez pas, je vous invite à écouter son podcast musical sur l’évolution de la musique, baptisé « Evolution » et disponible sur les plateformes de streaming dont Spotify. Le dernier épisode parle d’ailleurs de la suite de Revolver, foncez écouter ça !
N’hésitez pas à écouter les albums dont je vous ai parlé, tous en valent la peine. Si comme moi votre anglais n’est pas parfait, vous apprécierez plus Dylan en lisant au moins une fois les paroles, sans quoi Desolation Row pourrait vous paraître bien rébarbative !
1 commentaire
Ajouter les vôtresDu coup ton article m’a influencé dans mes lectures.. J’ai déniché ça dans ma médiathèque de petite ville provinciale : https://www.jcbechet.com/?page_id=3583