Banalité et temps qui passe : de la carte postale au kebab.

J’ai lu sur un forum, et chacun pourra je pense s’y retrouver, que des détails peuvent gêner le photographe : cette scène de rue si typique, mêlant mémoire fantasmée du temps qui s’écoule lentement ici ou ailleurs et volonté d’obtenir de l’authentique, est gâchée par un poteau électrique, une voiture sans permis tuning ou un touriste faisant des selfies.

Mais l’authentique n’est-il pas ce que nous avons devant les yeux ?

« Dont l’exactitude, la vérité ne peut être contestée » donne comme définition Larousse, également « d’une totale sincérité« .

Donc pour représenter de l’authentique en photographie, il faut accepter les aléas pourtant considérés comme « moches » de notre époque.

Banalité

Si je cherche « Auberge restaurant » sur Google image, le premier résultat est une photographie de l’Auberge Beauville à Espedaillac. Qu’y voit-on ? Une jolie salle de restaurant, avec les nappes à carreaux rouges sur fond blanc ou bien l’inverse mais surtout, sur les murs, des casseroles en cuivre.

Quel rapport ? Ces casseroles sont de la décoration, et pourtant ce ne sont que des ustensiles de cuisine, on les met ici en évidence parce qu’ils sont vieux et donnent au visiteur une impression de voyage dans le passé, donc de généreuse cuisine à l’ancienne.

Mettez un écran TFT avec un terminal de CB, on entre dans l’anachronisme. La comparaison avec cette photographie s’arrête ici puisque le but est publicitaire. Mais en photo de rue, qu’est-ce qui importe le plus, le photo jolie et chronologique, ou bien la photo qui témoigne de son époque ?

L’objet banal d’un temps – ici les casseroles en cuivre – est devenu un symbole.

Il n’y a aucun devoir de représenter uniquement le réel, les choix du photographe sont extrêmement importants dans la transcription de son ressenti de la scène : le cadrage et n’importe quel réglage changeront le rendu, je ne vous apprends rien.Mais les lieux touristiques apportent un questionnement légitime : faut-il les représenter tels que l’on imagine qu’ils étaient, ou tels qu’ils sont ? Les deux photographies du Kinkaku-ji ci-dessous sont prises à quelques minutes d’intervalle, l’une est littéralement authentique l’autre non.

  • Buddhist temple in Kyoto
  • Buddhist temple in Kyoto

Comme je le dis souvent, à quelques détails près je suis pour une pratique de la photographie identique en voyage que chez soi. L’exemple ci-dessus est un peu extrême, mais je vais vous expliquer comment il m’amène à repenser ma pratique quotidienne.

Temps qui passe

Quand je parle d’un objet banal dans une photographie, je le considère comme tel car je le juge courant, il n’attire pas l’œil. Regardez ce que vous trouvez en cherchant « ancienne carte postale » sur Google Images : souvent des photos de rues avec les commerçants, les vieilles voitures et les gens qui se promènent, certains les collectionnent.

Copyright introuvable.

Cette carte postale de Laval est très instructive, déjà parce qu’il est difficile de s’imaginer que Laval puisse figurer sur une carte postale que des gens envoient, en vacances, à leurs familles restées à St-Tropez ou à Lacanau.  On y voit toute la vie d’un quartier comme évoqué avant, c’est très classique comme carte. Qu’est-ce qui peut donc être si intéressant ?

Avez-vous déjà vu des cartes postales actuelles traitant des mêmes sujets banals ? Une photo d’un magasin discount ? D’une mère de famille poussant ses marmots ? D’un embouteillage de Twingos roses pâles et de livreurs de pizzas ? Jamais, jamais, jamais.

Alors qu’un postier en calèche, un photographe l’a pris, personne ne se préoccupe plus du livreur DHL ou UPS en warning en bas de l’immeuble.J’ai voulu chercher d’autres photographes photographiant le banal, alors je suis descendu dans les tréfonds du site 500px.

Descente aux enfers

Parce qu’il n’y a pas de hashtag dédié au banal, j’ai fouillé la catégorie « Street Photography » du site, à la recherche de je ne sais trop quoi, et je peux vous dire que j’ai vu des milliers de photos. J’en ai presque eu la nausée, parce que figurez vous tout se ressemble à un point que vous n’imaginez pas.

Si vous êtes déjà allé sur ce site, vous avez sûrement remarqué que les catégories reines sont le paysage HDR en pose longue avec des femmes en lingerie ou des insectes à poil en macro dans les champs au coucher de soleil et que moins c’est proche de cette formule plus ça s’éloigne de ce qui est populaire.

Alors pour voir la photographie de rue qui sortait des critères abscons du site, je n’ai prêté attention qu’aux dernières postées, et j’ai remonté le temps, et tristement, les canons urbains sont juste différents mais écrasent la créativité. 90% des photos représentent 10% de ce que l’on croise en ville : des parapluies, des passages piétons en contre-plongée parfois avec des parapluies, assez de musiciens de rue pour former des centaines d’orchestres, et des vitres de trains, des kilomètres de vitres de trains.

Crossroads, with a woman with a zebra umbrella under a 7eleven shop
Rayures.

Vous voyez à quel point c’est déjà vu ? Elle serait d’un autre je ne sais pas si j’oserais lui dire aussi franchement qu’elle n’a aucun intérêt cette photo, et qu’elle n’en aura jamais.

Après quelques pépites dénichées – entre photo de rue HDR et désaturations partielles – je me suis rendu à l’évidence : soit 500px a une bonne part d’utilisateurs qui se copient entre eux, soit le banal n’intéresse pas les photographes.

De la calèche au kébab

Si j’avais ouvert un kebab à Laval en 1915, pour sûr il aurait fait la une des cartes postales, j’ai donc décidé d’inverser tout ça et photographier les restaurants de kebabs – grecs en parisien.

Les kebabs sont des calèches. Ils n’ont ni plus ni moins d’intérêt. Si tout le monde cherche tant l’incongru sur ses photos, alors l’objet banal devient un sujet photographique extraordinaire.

Il y a une certaine frustration à voir qu’une série de photos de kebab peut être fondamentalement plus intéressante que du noir et blanc de parapluies et de passages piétons graphiques où l’on s’est cassé les pieds à bien composer non ?

Il ne faut pas non plus se méprendre, inutile de photographier tous les magasins de jouets, de bricolage, les boulangeries ou les frigidaires, le catalogage est vain, cet exemple n’est ici que pour vous inciter à ne pas vous empêcher de photographier ce qui est commun, banal,  parfois inutile et finalement oublié de nombre d’entre nous.

Pour en finir, parce qu’il ne faut pas qu’il y ait de non-dits, et cela va en agacer certains : les kebabs de Lille sont meilleurs que les grecs de Paris. Le bénéfice de la culture fritière belge y est pour quelque chose, outre ketchup mayo harissa ou blanche, nous avons les sauces Samouraï, Andalouse, Dallas, Bourgy burger, Ch’ti, Tuche .. bon appétit !

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